À lire les nombreux hommages rendus à mon père par ses anciens collègues de travail, sur différents sites Internet, je me rends compte combien le grand professionnel qu’il était s’est conduit dans sa vie active comme il s’est globalement toujours conduit dans la vie quotidienne : Ouvert, moteur, ingénieux, généreux, courageux, patient, attentif aux autres, protecteur.
Les Grecs de l’Antiquité, quand ils rendaient hommage à leur mort, posaient d’abord une question qui était déjà l’exposé de la vie du défunt. Ainsi, pour Achille : «Des inconnus se demanderont-ils qui nous étions ? Si nous avons combattu avec courage et aimé avec ardeur ?»
Contrairement à cette figure illustre, mon père n’a jamais été hanté par l’abîme de l’éternité, ne s’est jamais préoccupé de savoir si ses actes retentiraient à travers les siècles : c’est avant tout pour ses proches, sa famille, ses amis, plus généralement pour son entourage qu’il s’est battu, ici et maintenant. Et cet entourage a aussi été professionnel, lui toujours au service du public. C’est la vie qu’il a aimée. Il l’a voulue peuplée et joyeuse, et il l’a construite ainsi.
Comment bien vivre ensemble sans se compromettre jamais ? Cette droiture, c’était certes dans sa nature, mais, sans jamais le formuler si clairement à lui-même, c’était avant tout son dessein, son projet : œuvrer à « la vie bonne ». Il la voulait pour lui et la réclamait pour les autres. Sans s’oublier jamais, sans aucun esprit de sacrifice, pourvu qu’on ait son estime, toujours il se pliait en quatre pour vous. Je crois qu’il tenait ça de sa mère.
Raymond, car je l’appelais aussi bien «Raymond» que «Papa», me parlait souvent de sa mère, Odile, partie trop tôt, très catholique ; mais il en parlait toujours, et souvent, comme d’une grande chrétienne. «Être un bon catholique» et «vivre en chrétien», ça n’est pas du tout la même chose. Je crois que mon père a vécu en chrétien bien que toute sa vie il soit resté étranger, voire hostile, au fait religieux.
Passionné d’Histoire, découvrant au sortir de l’adolescence que dans le courant socialiste, systématiquement diabolisé par les «Pères» dont il avait reçu l’éducation, on vivait plus en chrétien que nombre de ceux qui en prônaient les vertus, se rendant compte au fond combien ses maîtres lui avaient menti, hypocritement, par idéologie, il en nourrissait une grave rancune et rejetait définitivement la religion pour épouser «la bonne vieille cause».
Un vrai «matérialiste» mon père, mais plein de spiritualité donc ; un vrai «socialiste» pour ne pas dire «communiste», sans être affilié à aucun parti. Doué d’une fantastique culture générale, j’ai appris de lui qu’on devait se cultiver toute sa vie, et ce faisant contribuions à faire reculer la bêtise, qui n’est pas une fatalité. «La bêtise, c’est de la paresse» disait Jacques Brel, et Brel de poursuivre : «La bêtise c’est un mec qui vit, et qui se dit «ça me suffit», et qui ne se botte pas le cul tous les matins en se disant : «c’est pas assez ! Tu ne sais pas assez de choses, tu ne vois pas assez de choses !». C’est de la paresse, c’est une sorte de graisse autour du cœur qui arrive, comme une graisse autour du cerveau.»
Un grand constructeur d’ambiance aussi mon père, j’oserais dire un «situationniste» à sa manière, encore une fois sans phrase, qui construisait ses «haciendas» : les maisons qu’il a rénovées, les bateaux qu’il a aménagés surtout, avec ma mère Christiane [sans oublier son frère Jean-Pierre]. Et on en a vécu des aventures, rencontré des gens divers, visité des îles, vu des paysages, croisé des dauphins, des phoques ou des tortues de mer, débarquant chaque jour dans un nouveau port pour dresser la table, prendre l’apéro et profiter de ce privilège que Raymond nous offrait.
Pour un tel homme, on rêverait de funérailles nationales ; Combien de fois dans mes cauchemars, je me suis retrouvé là, à ses funérailles, devant une assemblée, me demandant si je ne serai jamais assez à la hauteur de la mémoire d’un tel homme, ce père que j’ai tellement aimé comme j’ai tellement aimé ma mère et le couple formidable qu’ils formaient.
Je voudrais me rappeler de tout, vous dire comment ils étaient tous deux, combien j’en ai été fier et leur suis reconnaissant pour tous les bienfaits qu’ils nous ont prodigués, à nous trois pareillement, Éric, Sylvie et moi ; mais ne me reviennent en mémoire que des détails qui vous paraîtraient insignifiants quand ils ont été fondateurs pour moi, si importants pour l’enfant que j’ai été.
Alors, ne pouvant exposer toutes les facettes d’une vie aussi riche qu’a été celle de Raymond, dont plusieurs aspects me demeureront par ailleurs à jamais inconnus, laissez moi plutôt vous dire comment il est mort, chez lui, au milieu des siens, persévérant dans son appétit de vivre, profitant tant qu’il lui aura été possible des plaisirs simples de la vie : d’un plat qu’il appréciait, de l’art de la conversation ou de la joute verbale qu’il aimait à manier, parfois avec âpreté, solide sur ses principes, mais toujours avec humilité, à l’écoute, et le plus souvent avec humour, ou simplement profiter ensemble du bon air à la terrasse de sa maison si chaleureuse et accueillante où on nous surprenait souvent à prendre les repas, café au lait et tartines beurrées le matin, déjeuners et diners arrosés du sacro-saint pastis.
Je suis arrivé le 4 juillet à Barcarès, Papa apparemment en forme.
Le 22 juillet, il avait ses premiers troubles qui le conduisaient de bon matin aux urgences.
Le 22 septembre, il mourait sous nos yeux, mon frère Éric et moi l'entourant.
Il est parti en 2 mois, vaut mieux vite que lentement.
Il a profité à fond de 5 ou 7 années qui sans cela auraient été troublées s'il s'était découvert plus tôt ce cancer, les métastases d'un mélanome malin, qui ne pardonne pas.
J'ai personnellement vécu comme un privilège de l'accompagner dans la maladie ou nous avons traversé ces derniers moments, qui comme je le disais, n'ont pas été sans joies.
Papa ne souffrait pas, et nous avons pu, nous ses enfants (Éric, Sylvie et moi) le garder un maximum à la maison où il est mort, entouré.
C'est la perte qui est dure, pas les moments qui la précèdent. Tout de suite, ils nous manquent.
Je suis personnellement allé déclarer son décès. Je tenais effectivement à ce que sur cet acte, il soit fait mention d’un des siens et non d'une institution funéraire, comme nous tenions à ce qu’il soit fait mention de son décès chez lui et non à l'Hôpital, comme ce fut le cas malheureusement pour ma mère qui elle souffrait, contrairement à mon père. Nous en avions toujours conçu une certaine amertume.
Maintenant c’est le silence, le vide irrévocable et cruel que laisse la disparition, comme le décrit si bien Bossuet dans son panégyrique de Saint Bernard :
«Bernard, Bernard, disait-il, cette verte jeunesse ne durera pas toujours : cette heure fatale viendra, qui tranchera toutes les espérances trompeuses par une irrévocable sentence ; la vie nous manquera, comme un faux ami, au milieu de nos entreprises. Là, tous nos beaux desseins tomberont par terre ; là s’évanouiront toutes nos pensées».
Adieu Papa, qui dans mon souvenir demeurera toujours dans sa «verte jeunesse».
Stéphane LAGRÉ
LE BARCARÈS, le 28 septembre 2023.